Est-ce la fin du purgatoire pour le livre belge francophone?

Le gouvernement francophone a adopté sa note d’orientation du « contrat filière » pour le livre. Si les autres pouvoirs y adhèrent, la chaîne belge du livre francophone pourrait devenir une success story comme celle du cinéma belge.

Tout commence par une énigme : alors qu’il existe 270 éditeurs belges francophones de toute taille, produisant chaque année près de 10.000 titres et réalisant 60 % de leur chiffre d’affaires à l’export, comment expliquer que 70 % des livres vendus sur le marché belge francophone viennent de France, un marché à ce point rentable qu’il représente 6 à 7 % du chiffre d’affaires des éditeurs français ?

Pour le même prix, une deuxième énigme, à moins qu’il s’agisse d’un début de réponse : alors que l’industrie du livre représente la première industrie culturelle de Wallonie, d’Europe et du monde (1), comment expliquer qu’elle ne bénéficie bon an mal an que de 1 % des dépenses culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2) ?

Tel est le casse-tête dont hérite en 2016 un ancien inspecteur général de l’enseignement secondaire lorsqu’il prend la présidence du Conseil du livre, l’instance de consultation du secteur : la chaîne belge du livre francophone étouffe, elle manque de diffusion et distribution internationale. Elle manque en outre de soutien de l’État en regard de son importance culturelle et économique. Mais les finances de la seule Fédération Wallonie-Bruxelles ne suffiront pas à la porter.

Quel dispositif ?

« C’est une histoire fort intéressante », commence le Liégeois Robert Bernard, cet inspecteur honoraire qui a présidé le Conseil du livre de 2016 jusqu’à l’été 2020 au cœur de la pandémie. C’est lui qui a rassemblé les pièces du dossier et fait avancer la cause de tout un secteur. « Le premier problème était celui de l’éclatement des compétences concernant l’objet “livre”, à la fois économique et culturel. Le livre concerne le fédéral, les Communautés, les Régions… »

« Avec une Communauté française qui ne consacre au livre qu’un pourcent de son budget, ce n’est là qu’on pouvait trouver une massification budgétaire telle qu’on puisse créer quelque chose. Il fallait plutôt essayer de développer des synergies avec d’autres pouvoirs, y compris par exemple les provinces, qui ont une action culturelle loin d’être négligeable au travers de leurs réseaux de bibliothèques. Nous voulions aussi lier le livre au numérique sous tous ses aspects, ne pas se limiter aux aspects matériels “livre”, mais aborder aussi les transpositions, qui peuvent se faire sous forme d’adaptations en podcasts ou séries télévisées. Tout ce qui peut développer une croissance à partir de la créativité littéraire. La question était : quel dispositif pourrait-on proposer qui permettrait d’atteindre cet objectif-là ? »

Après recherches en interne et à l’international (Québec, France, Suisse), le Conseil du livre tombe sur une solution qui mobilise tous les acteurs de la filière au sens large et associe plusieurs pouvoirs, leurs territoires… et leurs budgets : le « contrat filière » français, où tous les niveaux de pouvoirs nationaux et régionaux se conjuguent selon les spécificités des territoires.

« Nous cherchions un projet structurant », reprend Robert Bernard. « Les contrats français pour la filière du livre, tels que pratiqués notamment dans le Grand Est (NDLR : 5,5 millions d’habitants) et en Aquitaine (NDLR : aujourd’hui Nouvelle Aquitaine, 6 millions d’habitants) nous sont apparus assez rapidement. Et à partir de là, on a essayé – avec l’aide de l’administration des lettres et du livre – de développer notre propre projet. »

Deux ans de réflexion

Mais les Régions, provinces, grandes villes et communes de Belgique francophone sont-elles prêtes à s’engager ? « Nous avons eu des contacts avec des gens des Régions et des provinces, histoire de tâter le terrain et voir s’il était possible d’envisager des collaborations structurées par contrat. On a vu que l’écoute était assez favorable. Mais ils attendaient quand même que quelque chose soit rédigé. Alors, on s’y est attelé. »

Il y a eu des débats, bien sûr. Le projet a été discuté pendant deux ans au Conseil du livre : il fallait trouver un équilibre entre le nécessaire contrôle par l’administration et la liberté du terrain de faire éclore ses projets. « On a pensé évidemment au graphisme, à l’illustration, à la BD, qui est un pôle intéressant. On prenait aussi l’exemple de ce qui est en train de se constituer à Liège autour de l’image animée : le futur pôle Bavière avec Saint-Luc, les recherches vidéographiques du Théâtre de Liège et du Conservatoire, etc. »

En 2019, avant formation des gouvernements actuels, le Conseil du livre accouche d’un « document de travail » dense, sur pas moins de 45 pages, structuré autour de 41 idées. « On voulait aboutir à un document qu’on puisse présenter comme un mémorandum au futur gouvernement », explique Robert Bernard, « un projet quasi clé sur porte. C’était presque prétentieux. Nous voulions contribuer à la future déclaration de politique communautaire. Avec un certain succès, semble-t-il. » Effectivement, l’idée de « contrat filière » pour le livre se retrouve bien dans le programme communautaire.

Covid, le grand accélérateur

C’était compter sans la pandémie de covid-19, qui va à la fois accentuer certaines urgences, précipiter la réflexion et les priorisations, parfois même modifier légèrement le paysage du livre. En mars 2020 les librairies sont fermées, le secteur du livre (via le PILen, Partenariat Interprofessionnel du livre et de l’édition numérique) alerte immédiatement la Fédération et propose des mesures d’urgence pour sauver le secteur. Le 2 avril, le Conseil du livre alerte lui aussi le gouvernement et expliquera dans une nouvelle note comment le contrat pour la filière du livre peut se marier à une sortie de crise. Le contrat filière n’est plus simplement un élément du programme gouvernemental, il devient un outil précieux pour qu’un secteur culturel puisse sortir par le haut de la crise sanitaire.

On connaît la suite : fin mai, la ministre de la Culture Bénédicte Linard (Ecolo) adopte une série de mesures d’urgence pour aider le livre, dont une au moins figure dans le « document de travail » de 2019 : accélérer la transformation de la plateforme Librel pour qu’elle permette aux libraires belges francophones de vendre en ligne du livre imprimé.

Nous sommes presque un an plus tard, et ce 25 mars, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles adopte la « note d’orientation » qui lance le « contrat filière », suivant intégralement le schéma préconisé par le Conseil du livre. Est-ce tardif ? Qu’en pense aujourd’hui Robert Bernard ? « Compte tenu des circonstances, le rythme de travail est correct, tout à fait correct. Ça n’aurait pas pu aller beaucoup plus vite. Le gouvernement s’est occupé des librairies, des fonds d’urgence à débloquer, de l’achat massif de livres, tout cela occupait les acteurs et l’administration, laquelle recevait les dossiers et devait les traiter en urgence. Tenant compte des moyens humains de l’administration et des préoccupations du cabinet, je suis vraiment satisfait. Voir nos idées retenues à ce degré, c’est plus que positif. »

La réponse du terrain

La note d’orientation ne développe pas le détail des mesures à venir, est-ce normal ? « Cela nous laissera plus de liberté pour développer des choses », remarque Yves Limauge, coprésident du Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB), syndicat associé à tout ce travail de réflexion. Robert Bernard abonde : « Il ne fallait pas bloquer les futurs négociateurs. Nous avons dit que ce serait peut-être une erreur stratégique de la part de la Communauté si elle élabore déjà ses priorités et met les futurs partenaires (Régions, provinces, communes) devant une espèce de fait accompli. Donc c’est à négocier, d’autant plus que, pour nous, l’impulsion doit venir également du terrain. Et ce n’est pas un contrat qui soit applicable de manière uniforme sur les divers territoires de Wallonie ou de Bruxelles. » De fait, l’expérience suisse montre que l’initiative du terrain est essentielle, parfois même au niveau communal.

« Pour les libraires », estime Yves Limauge, « ce qui est sans doute le plus urgent, c’est l’informatisation et une plus grande professionnalisation des plus petites librairies, qui sont parfois un peu à la traîne. On a bien vu qu’avec le développement de Librel, il y a eu un grand développement du “clique-et-collecte” et des commandes en ligne. Parfois ces plus petites librairies n’ont pas été capables de réagir assez vite. »

Par ailleurs, tous les opérateurs du secteur n’ont pas une vision très claire de ce que signifie le « contrat filière ». Fin 2020, le PILen a sondé les professionnels. « On voit que c’est assez confus dans l’esprit des professionnels », résume Morgane Batoz-Herges, coordinatrice du PILen. « Leur idée du contrat de filière n’est pas très claire. Il y a aussi une certaine crainte, car l’idée de contrat de filière peut inquiéter : c’est peut-être une aubaine pour faire des coupes budgétaires. Puisque les consultations des professionnels n’ont pas encore vraiment été lancées, il y a des craintes et beaucoup d‘attentes. (…) Ce qui ressort de notre sondage – le top 3 – c’est la dimension “rayonnement international du livre belge”, c’est aussi la “professionnalisation” dans tout ce qui est outils, formations, et enfin pas mal d’attentes concernant la “lecture publique”. »

La note d’orientation donne un rôle de maître d’œuvre au service général des lettres et du livre, l’épaule d’un comité technique où se retrouvent les représentants des professionnels et des administrations concernées, et une place est donnée à des déclinaisons locales, territoriales, du contrat de filière, qui deviendrait ainsi pluriel. Tous nos interlocuteurs applaudissent.

Reste une question, existentielle. « Un gros travail a été fait, tout va dans la bonne direction », note Catherine Mangez, l’autre coprésidente du SLFB. « Mais jusqu’à quel point la Fédération va-t-elle parvenir à faire signer ce contrat – non pas aux acteurs du secteur, ce qui ne devrait pas être trop compliqué – mais aussi aux communes, aux provinces, aux Régions et au fédéral ? » Tel est effectivement l’intrigue finale d’un excellent livre à suspense.

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